
C’est dans l’enceinte de Sciences Po Grenoble ce mercredi 9 Novembre que s’est tenue la première conférence de l’association du « Monde Arabe », portant sur les enjeux actuels de l’Iran et des manifestations qui ont lieu à travers tout le pays depuis maintenant plus de cinquante jours.
Deux intervenants sont venus pour discuter de ce sujet complexe : Monsieur Bernard Hourcade, géographe spécialiste de l’Iran chercheur au CNRS et Monsieur Mohammed Javad Shaffiei, Doctorant en science politique à l’université Lumière Lyon-2 spécialiste de l’Iran. Les deux invités se sont vus posés des questions sur l’actualité iranienne, dans quel contexte politique ces actualités s’inscrivent telles et dans quelle direction le pays se dirige-t-il. L’association du Cheveu présente ici une synthèse de cette conférence et les principaux points qui y ont été abordés.
L’actualité de ces deux derniers mois en Iran révèle un mouvement contestataire inédit dans le pays : la mort de la jeune femme kurde Mahsa Amini est devenu un symbole de cette contestation nationale. Depuis maintenant plus de cinquante jours, des centaines de manifestations ont lieu à travers ce pays de 45 millions d’habitants faisant trois fois la superficie de la France. La révolte est populaire, et n’a pas de précédent, comme l’a rappelé Monsieur Shaffiei. Selon lui, il existe en effet une rupture totale entre ce mouvement et ceux qui l’ont précédé dans les années 90 ou en 2009 avec le mouvement vert. « Ce qu’il se passe actuellement est de nature complètement différente » d’après le doctorant.
Le contexte historique :
En effet, pour comprendre ce qu’il se passe actuellement en Iran, il est à tout prix nécessaire de regarder sous l’angle du contexte politique et historique dans lequel s’inscrit le pays depuis plus de 43 ans. C’est en 1978 que l’Iran devient une République Islamique à la suite du renversement du Shah d’Iran mené par les étudiants du pays. En quête de stabilité après ce bouleversement politique, l’Iran va se tourner vers une force plus traditionnelle dans le pays : la religion islamique. Ce n’est donc plus le roi qui gouverne mais l’ayatollah, le chef religieux, épaulé par les mollahs, dont le rôle s’apparente à ceux de juges religieux. Les gardiens de la révolution, quant à eux, constituent un organe issu de la révolution de 1978, s’apparentant de notre point de vue aux forces de l’ordre.
La guerre Iran-Irak :
La guerre entre l’Iran et l’Irak de 1980 à 1990, ne fait que renforcer un fort sentiment nationaliste iranien, soudant le peuple autour du gouvernement de Khomeini et le clergé chiite. Le conflit est révélateur des positions géopolitiques dans lesquelles les deux pays s’inscrivent et de l’ambition de la part de l’Irak d’obtenir la place « de numéro 1 » des pays les plus influents du monde arabe. C’est bien sûr sans compter sur le soft power iranien et le statut unique que le pays possède : la société iranienne est en effet selon Mr Hourcade l’une des plus dynamiques et modernes du Moyen-Orient. Lorsqu’une question est posée au géographe sur le lien qu’il est possible de faire avec les printemps arabes de 2011, la réponse est sans appel : ce qu’il s’est passé en 2011 avec des pays comme l’Egypte, l’Algérie constitue quasiment l’équivalent de ce qui s’est passé en Iran quarante ans plus tôt lors de la révolution de 1978. L’Iran incarnerait donc un certain avant-gardisme et une certaine modernité par rapport à ses voisins arabes.
Le contexte économique :
Cela en fait-il pour autant un pays où il fait bon vivre ? La réponse, ici, est évidement négative, tant le pays vit dans une situation économique catastrophique. En 2020, l’inflation atteignait les 46% ! Une situation qui tire ses racines dans la relation diplomatique que partagent les Etats-Unis et l’Iran, souvent mises à mal par la question du nucléaire ou des ressources pétrolières. Ces dernières années, le pays suffoque, en grande partie à cause de la présidence de Donald Trump. C’est lui qui, en effet, sort de l’accord de Vienne de 2015 établissant des règles assouplies pour le développement du nucléaire iranien. Suite à cela, le pays déroge à son tour de l’accord, ce qui leur permet d’expérimenter le nucléaire sans autant de contrôle qu’avant. De nombreuses sanctions économiques impactent le pays, qui devient très fermé économiquement : aucune entreprise étrangère ne fournit de services en Iran, ce qui a eu pour conséquences de mettre au chômage des milliers de travailleurs iraniens qui travaillaient dans des entreprises comme Renault par exemple, et dont les usines ont été fermé en Iran. Cette crise économique des dernières années touche donc en particulier les classes moyennes, le noyau de la révolte.
Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » :
C’est dans ce contexte économique et politique que le Mouvement « Femme, Vie, Liberté », qui émerge dès 2019, gagne en ampleur et en résonnance internationale en septembre 2022 suite à la mort de Mahsa Amini, vraisemblablement tuée sous les coups de la police des mœurs qui avait arrêté la jeune femme suite à un mauvais port du hijab. Les Occidentaux se sont emparés du voile, symbole ultra politisé, en le brandissant comme un étendard nécessairement antiféministe. Or, les deux invités ont tous les deux étés très clairs sur le sujet : le mouvement « femmes, vie, liberté », n’est pas un mouvement uniquement féministe, et les manifestantes iraniennes, si elles se battent contre le port du hijab obligatoire, ne se battent pas contre le voile en lui-même. En réalité et comme le rappelle Mr Shaffiei, les manifestations qui font rage encore aujourd’hui en Iran ne concernent pas que les femmes : ce sont des Iraniens ordinaires qui défilent dans les rues, issus pour la plupart des classes moyennes, hommes comme femmes, vieux comme jeunes, dans les villes comme dans les régions les plus rurales. Ce mouvement est incarné par tous les profils imaginables, dans cette société iranienne si complexe. Pour reprendre les mots de Mr Shaffiei : « les gens veulent vivre, ils veulent respirer librement ». C’est donc un puissant souffle de liberté qui balaye le pays actuellement, complètement inédit tant il provoque plus d’un million de petites manifestations partout sur le territoire ! Sans compter le fait que ce qu’il se passe en Iran se caractérise par un manque considérable d’informations, alors que les journalistes étrangers sont formellement interdits d’accès sur le territoire. En effet, il est fort probable que le mouvement soit bien plus vaste que ce que les minces données disponibles (vidéos prises par des citoyens ordinaires depuis leur portable et postées sur les réseaux sociaux) ne laissent à croire. Internet semble ainsi constituer aujourd’hui et plus que jamais une source d’informations essentielle dans notre compréhension du contexte géopolitique.
Quel avenir pour ce mouvement, et quel avenir pour l’Iran ?
« C’est la question à un million d’euros !» s’exclame Mr Hourcade. D’après le géographe, deux scénarios sont à envisager : un scénario négatif et un plus positif. Dans le premier cas, la révolte est tuée dans l’œuf, c’est-à-dire que le gouvernement de Rohani n’est pas renversé, et que la république islamique soit toujours le régime politique de l’Iran. Ce premier scénario, est selon Mr Hourcade probable parce que le mouvement de contestation iranien base son essence sur la force sociale davantage que sur la force militaire. Or, en Iran ainsi que dans les autres pays du Moyen-Orient, il règne encore aujourd’hui un fort paternalisme religieux : dans des sociétés traditionnelles, l’Islam est une marque de stabilité face aux politiciens libéraux ou communistes par exemple.
Le second scénario, plus positif, serait le renversement du régime, mais là encore sur le long terme, de nombreuses hypothèses peuvent être envisagées. Par exemple, il est possible selon Mr Hourcade que des conflits géopolitiques éclatent et ressoudent de nouveau les Iraniens dans un élan patriote qui les ramènerait possiblement vers un régime islamique ; Israël, pourrait par exemple détruire des centres de développement de l’arme nucléaire en Iran.
Pour le géographe, l’une des solutions possibles pour que le pays sorte du tunnel, c’est bien la réouverture économique de l’Iran avec le reste du monde. Ce que l’Occident peut faire, c’est donc de trouver des solutions économiques pour soutenir le pays du Moyen-Orient, et non pas s’apitoyer sur le sort des femmes, bien qu’évidemment tragique selon Hourcade. « Moins d’émotions et plus d’actions », c’est donc le mot de la fin de cette conférence passionnante, qui a su déployer un vaste champ de connaissances sur l’histoire et l’actualité de l’Iran au public.