C’est vrai que lorsqu’on a pris l’habitude de ne lire que des classiques, on prend le risque de rater des auteurs contemporains. Je n’ai jamais lu Patrick Modiano, comme Fleur Pellerin, je n’aurais pas su citer une seule de ses œuvres, et j’avoue ne pas vouloir essayer, avec une petite pointe de jalousie, voulant devenir moi-même écrivain et rêvant comme tout auteur qui se respecte du Prix Nobel de littérature. Mais allez, il mérite bien un article (on me le rendra bien quand je serai écrivain, n’est-ce-pas ? Ok, à ce rythme, je risque de me confondre en modestie comme notre chère Mélanie Laurent…) !
Pourquoi avoir eu le Prix Nobel, alors qu’il n’était pas le favori ? Avant de répondre à cette question, revenons sur le personnage, moi qui ignorais, honte à moi, (mais je ne lis que des classiques !) jusqu’à son existence. Patrick Modiano, de son petit nom, un peu italien quand on y pense, est né à Boulogne-Billancourt, le 30 juillet 1945 : ouf, il a eu chaud, il échappe à une guerre mondiale sans précédent, et sa vie s’ouvre sur nos plus belles années, les Trente Glorieuses : je comprends qu’il ait eu matière et liberté à écrire. Bref, je ne vais pas faire une biographie détaillée, mais plutôt me concentrer sur ses livres et ses citations célèbres, qui comme tout écrivain qui se respecte, visent à aider les pauvres gens comme nous, à avoir une vie meilleure, ou du moins à comprendre la cruauté de notre existence.
On le dit « explorateur du passé » et de la mémoire, depuis son premier roman en 1968, intitulé La Place de l’étoile, après avoir été introduit dans le monde de la littérature par l’auteur de Zazie dans le métro, et notamment dans les cercles des éditions Gallimard. Ce premier roman lui vaut déjà le Prix Roger Nimier. Son roman de 1978 Rue des boutiques obscures lui permet de recevoir le Prix Goncourt, et en 2000, il reçoit le Grand Prix de littérature Paul-Morand pour l’ensemble de son œuvre. Mais quelle est son œuvre pour nous, lecteurs lambda ? J’ai choisi de sélectionner les livres ayant reçu un Prix (sinon on n’aura jamais fini avant Noël !), et rien que dans cet échantillon, la thématique de la mémoire humaine est récurrente.
La Place de l’étoile veut nous parler de « l’inguérissable blessure raciale » laissée par la Seconde Guerre Mondiale. Le roman commence au mois de juin 1942, où un officier allemand demande à un jeune homme dans la rue : « Pardon, monsieur, où se trouve la place de l’Étoile ? ». Le jeune homme montre le côté gauche de sa poitrine. Finalement, l’œuvre s’articule autour des hallucinations d’un héros, Raphaël Schlemilovitch qui va voir défiler l’existence de personnages fictifs ou réels, qui auraient pu être lui, et qui illustrent les horreurs de la guerre et leur mémoire : Otto Abetz, Brasillach et Drieu la Rochelle, Marcel Proust et les tueurs de la Gestapo française, Freud, Eva Braun, le capitaine Dreyfus… Dans ce livre, on retrouve des pastiches de ces auteurs hallucinés par le héros du roman : par exemple, des pastiches de Proust (là, il remonte dans mon estime), qui passe du juif snob au juif de la diaspora et dont la façon de traiter la « thématique du temps, de la mémoire et de l’oubli » est reproduite par Modiano[1] et des références à Louis-Ferdinand Céline…
Rue des Boutiques Obscures, lui, nous plonge dans la thématique de l’oubli, de l’absence de trace de notre existence terrestre, une fois que les photos jaunies et les témoins de notre vie ont disparu. Déprimant, mais aussi bouleversant, puisque le héros, Guy Roland, détective privé et amnésique, se lance à la recherche d’un inconnu, pour finalement enquêter sur lui-même. Dans sa quête, il rencontre les témoins de la vie de l’inconnu, sous forme de rêve, comme s’il se souvenait par bribes de sa vie d’avant, et il s’identifie à toutes ces personnes, que l’auteur dit tirer de sa propre enfance. Si bien que parfois Guy pense être l’un d’eux, jusqu’à une nouvelle rencontre, qui lui montre qu’il ne l’est pas mais pourrait être quelqu’un d’autre encore… Et ainsi de suite. Finalement, c’est une recherche sur lui-même, seul avec sa mémoire.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, attire d’emblée par son titre énigmatique. Moi, j’ai tout de suite pensé à un guide offert par l’auteur à quelqu’un. Il commence avec une citation de Stendhal (ça ne vous dépaysera pas, chers amis grenoblois) : « Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l’ombre ». L’histoire met en scène deux inconnus qui retrouvent le carnet d’adresse de l’écrivain Guy Daragane et rencontrent celui-ci pour finalement l’embarquer dans la recherche d’un inconnu, un certain Guy Torstel. Parmi toutes ces choses qu’on peut dire de ce roman, je retiendrais la principale : cette recherche – et finalement toutes celles, mémorielles, des romans de Modiano- ressemble à une chasse au trésor des souvenirs de l’auteur lui-même, un jeu de piste sur lequel on croiserait telle ou telle référence à sa propre vie. Tenez, ce Jean Daragane est né en 1947, année de naissance du petit frère de Modiano, mort trop tôt, ou encore le 42, rue de l’Arcade, cité dans le livre, non loin du 73, boulevard Haussmann où Modiano rencontrait parfois son père.
Donc, pour ceux qui ne connaissent pas l’œuvre de Patrick, je dirais de lui qu’il fait lui-même une enquête sur lui qu’il auto-enquête sur lui-même et sur sa mémoire plus exactement. C’est ce que plus ou moins tout écrivain dans l’âme fait : mettre un peu ou beaucoup d’eux-mêmes dans leurs fictions. Alors pourquoi a-t-il reçu le Prix Nobel de littérature, faisant de lui le quinzième écrivain français récompensé par ce prix ? Pour l’énigme de son écriture, une écriture brumeuse, flottante et peut-être pour ce thème qui revient cette année, celui de la mémoire, quand les traces des guerres mondiales, des blessures passées qui nous ont amenés à nous battre pour nos idées et nos valeurs, commencent tragiquement à s’estomper, chez les nouvelles générations qui cherchent encore des quoi et des pourquoi dans un monde d’incertitudes.
Sur ces paroles peu réjouissantes, finissons par quelques citations de Modiano, puisque, comme le dit Aurélie Filippetti pour reprendre Nietzsche et répondre aux journalistes à propos de la polémique Fleur Pellerin, « sans les livres, la vie serait une erreur » : « Un jour les aînés ne sont plus là. Et il faut >malheureusement se résoudre à vivre avec ses contemporains » (Vestiaire de l’enfance, 1989), ou encore : « On est toujours dans son époque, on ne peut pas faire autrement que décrire son époque, même si superficiellement on a l’air de décrire le passé » (entretien en 1975).
Claire Mangiante[1] SCHULTE NORDHOLT Annelies, « Pastiches de Proust : La Place de l’étoile de Patrick Modiano », in Marcel Proust aujourd’hui, revue bilingue annuelle (éditions Rodopi).